Être juste, être radical·e

Rencontre avec les éditions 205

Cet entretien avec les éditions 205 et la responsable de la collection « À partir de l’Anthropocène » de l’École urbaine de Lyon, expose les difficultés et les stratégies pour éditer des ouvrages scientifiques de manière responsable et économique. Il évoque plus largement la responsabilité d’un⸱e graphiste dans la fabrication d’un livre.

Les rencontres « écologies éditoriales », initiées lors d’un stage de fin d’études à l’Association pour l’écologie du livre, donnent la parole à des structures d’édition indépendantes qui pratiquent l’écologie du livre au quotidien sous ses trois formes: matérielle, sociale et symbolique.

Pour commencer, pouvez-vous présenter brièvement le contexte de cette rencontre entre le studio 205 et l’école Urbaine de Lyon, et résumer les enjeux de forme et de fond de la collection « à partir de l’Anthropocène » ?

Damien Avant de fonder le studio et avoir été dans l’une des premières promotions diplomées du DSAA design typographique à l’École Estienne1 à la fin du XXe siècle, j’ai travaillé à Paris chez des mastodontes de l’édition parce que j’ai toujours voulu faire des livres, même si je n’ai jamais eu de cours de design éditorial. Et ces premières expériences étaient absolument horribles. La vision du livre était surannée, on produisait à la chaîne des « coffee table books » sur un papier glacé infâme, comme un livre de confiture à offrir à une tante que l’on ne connaît pas et qui n’ouvrira jamais le livre. Puis on s’est rencontré et on a fondé le studio avec Florence il y a presque 10 ans, et nous avons créé le Bureau 205 et simultanément 205 éditions, un peu par accident à la suite d’une commande pour la ville de Lyon. Aujourd’hui nous exerçons une activité plurielle : un studio de design graphique, une maison d’édition et une fonderie de caractères au sein du même espace mais pas centralisé dans les mêmes personnes. On a deux personnes qui travaillent à plein temps sur la fonderie parce que c’est un métier particulier, et un troisième salarié qui nous aide à la fois sur la maison d’édition et sur le bureau.

Florence Je pense que c’est cette notion d’engagement dans le travail qui nous a réunis au départ : être exigeant même pour nos travaux de commande à toutes les échelles, et s’intéresser à tous les domaines d’un projet. Moi j’ai eu une formation aux Arts Décoratifs de Strasbourg (HEAR), que j’appelle une école de la formation du regard. C’est une formation très large dans laquelle j’ai articulé une réflexion sur la matérialité du livre, de la reliure à la composition typographique. Mais j’ai d’abord travaillé dans la communication institutionnelle des partis politiques parce que j’avais cette image du graphiste engagé et je pensais que c’était là que l’on devait être. Et puis tristesse de constater que les enjeux n’étaient pas là. Alors quand des années plus tard nous avons rencontré l’École Urbaine de Lyon ça nous a forcément émus et emportés, on s’est sentis résonner avec le discours de Michel et Valérie qui défend la rencontre des arts et des sciences, pense l’architecture, l’espace et l’urbanisme dans sa complexité.

Valérie J’ai dirigé pendant 20 ans un lieu culturel dédié à l’architecture contemporaine qui s’appelle Archipel, et avait notamment une librairie spécialisée dans les domaines de l’architecture et du paysage. En 2018 j’ai quitté tout ça et j’ai rejoint le programme de Recherche qui avait été créé par Michel Lussault2 et qui s’appelle l’École Urbaine de Lyon, dédié aux questions de l’urbain dans l’Anthropocène3 pour faire simple. Ce laboratoire avait trois antennes, donc une formation doctorale avec 28 doctorants choisis sur des critères de transdisciplinarité ; un pôle de médiation avec une radio, un festival et des événements dans lesquels les doctorants proposaient des alternatives aux modèles actuels de diffusion de la recherche pour être plus accessibles, et enfin une collection éditoriale qui devait pouvoir accueillir des contenus et des images diverses pour répondre à la transdisciplinarité de la ligne éditoriale. Nos auteur·ices viennent de mondes divers, c’est à dire aussi bien des artistes que des scientifiques, des photographes ou des spécialistes qui n’ont souvent pas l’habitude d’être publié dans des ouvrages qui ont un parti pris en termes de design graphique. On voulait que fond et forme marchent ensemble, pas simplement la forme de l’objet lui-même, mais inclure sa matérialité et interroger l’entièreté du système et toutes les étapes de la chaîne, même si on sait qu’on ne peut pas tenir l’entièreté des choses, seulement y tendre. On a donc interrogé les éditions 205 en voulant aller au plus loin, et proposer dans le système de design une réflexion globale sur la question Anthropocène depuis le livre.

Damien Quand on nous a présenté le sujet, ça nous a paru limpide de devoir articuler toutes les sciences et faire discuter l’urbanisme, la sociologie, la biologie et l’architecture pour éventuellement trouver des pistes de réflexions pour faire évoluer l’actuelle situation climatique. Le sujet est si énorme qu’on ne peut pas imaginer une réponse sans un lien fort entre toutes les sciences. Et l’idée qu’une forme éditoriale puisse servir à dépasser les cercles renfermés de chaque discipline nous intéressait. Pour présenter brièvement la collection, nous avons développé un système de différents formats choisis pour différents types de livres (du poche au livre d’art) chacun défini par optimisation d’une feuille d’impression, permettant une imposition qui limite au maximum la perte de matière, et d’imprimer en amalgame4 les ouvrages. Dans une logique d’économie circulaire nous employons exclusivement les caractères typographiques de notre fonderie. Nous sommes le plus vigilant possible sur la provenance, la qualité et le traitement de nos papiers, et nous n’imprimons qu’en France, et c’est plus globalement une réflexion globale sur l’empreinte écologique de la production de nos livres. La mise en forme de chaque livre est revue par rapport aux contraintes qui lui sont propres, et le texte est composé avec une relative liberté, tant que l’on répond à l’exigence d’une lisibilité optimale.

Valérie En réalité, cette rencontre de la publication scientifique avec un design ne s’est pourtant pas faite sans difficultés. Parfois nos auteur·ices ne comprennent pas les choix de maquettes, et peuvent avoir des réticences parce que l’usage typographique de chaque milieu scientifique, même s’il est pauvre en forme, est extrêmement codifié, tandis que nous employons les règles orthotypographiques de la littérature courante pour atteindre des librairies moins spécialisées et être plus diffusés. Mais l’application de ces codes fait partie des critères de reconnaissance d’un scientifique auprès de ses pairs. Et si cela paraît anecdotique, c’est en fait une réelle difficulté, et c’est d’une certaine manière symptomatique d’une époque, puisque cela révèle les problèmes de gestion du changement et toute l’instabilité de l’université par rapport à son besoin de maîtrise. C’est pourtant l’enjeu majeur de la période Anthropocène, c’est-à-dire qu’il faut faire bouger les codes. À cet égard, Michel Lussault dit qu’il faut tendre vers une situation post-disciplinaire, et s’émanciper de certains aspects figés du cadre académique, non pas pour confronter mais pour dépasser. La même chose s’applique aux règles de notre comité éditorial, nous nous sommes écartés des modèles traditionnels de relectures en comités de lecture scientifiques, puisque nous cherchons à publier des textes de vulgarisation exigeante, tournés vers le plus grand nombre et qui essayent de rendre intelligible des propos complexes. Mais le monde ne change pas assez vite et la parenthèse que fut l’École Urbaine de Lyon pour s’extraire de la codification académique n’aura pas duré. On s’est pris un sacré coup de bâton précisément pour ces raisons. Le monde académique nous a sanctionné, comme si pour eux ce qu’on a fait n’était pas de la vraie science, ni de la vraie édition au sens scientifique. L’École Urbaine était un programme de recherche temporaire, financé par l’ANR5 pour la période de 2017 à 2025. Il est arrêté en 2022 en termes de financement et dissous en Janvier 2023. Les doctorant.es ont été relocalisés et sont toujours financés mais l’équipe qui faisait vivre le programme était majoritairement en CDD contractuel. C’est une sanction assez lourde qui pèse sur la collection, et peut créer de l’inconfort et de la peur chez nos auteur·ices, i·els savent très bien où i·els mettent leur pieds en arrivant chez nous.

Damien On n’avait pas du tout mesuré qu’il pourrait y avoir de telles conséquences. Le pitch était pourtant d’envisager la recherche autrement, et à mi mandat on a présenté très exactement ce qui était prévu au départ et c’est pour cette même raison qu’ils ont coupé les financements.

Je ne pensais pas que la collection « à partir de l’Anthropocène » pouvait être impliquée dans une pareille situation… Quelles ont été les conséquences de la dissolution de l’École Urbaine de Lyon pour le devenir de la collection? Comment le bouleversement du modèle économique de la collection impacte t’il votre travail et vos propositions graphiques ?

Damien Et bien soit on se replie sur nous même, et on pleure en se disant « qu’il était bien le temps béni de l’École Urbaine de Lyon… » soit on relève les manches et on se dit que l’on veut continuer.

Florence C’est ce sur quoi on travaille cette année, on s’est tous dit que l’on voulait poursuivre. Ça veut dire que Valérie continue de travailler sur la collection à raison d’une journée par semaine sur nos fonds propres pour réfléchir au devenir de la collection. On travaille plus drastiquement l’économie de notre livre. On a décidé de continuer pour l’année 2023 de publier dans le format poche de 9,5 x 15,7 puisqu’il est le plus économique, par exemple nous avons presque fini d’éditer un livre d’Isabelle Michallet Faire face à l’Anthropocène : les voies du droit. On est contraint de réviser la matérialité du livre, puisque les livres précédents avaient différents types de papier, une jaquette et une reliure brochée cousue. Les prochains seront plus modestes, mais aussi, d’une certaine manière plus radicaux et cela rejoint notre précédente discussion sur les auteurs. On vit un peu notre crise d’adolescence en tant qu’éditeurs parce qu’aujourd’hui on doit rendre ça rentable. On commence en effet à avoir un fichier excel un peu monstrueux de données, mais c’est absolument nécessaire. Et je suis sûre que l’on y arrivera avec sans doute encore quelques ajustements qui se feront au fil de l’eau.

Damien Même si on a mal dormi après la nouvelle, on reste convaincu que la contrainte ou l’obstacle peuvent nourrir un projet, et ça nous oblige à réfléchir davantage. Au-delà des financements, qui ont permis de prendre en charge la fabrication des ouvrages et notre travail de designers, ce cadre de travail est extraordinaire parce que Michel et Valérie font preuve d’une ouverture d’esprit qui sont une grande force dans l’aventure éditoriale.

Valérie Avant la dissolution on a publié 8 titres en deux ans, maintenant on est dans une situation ou l’on est tout aussi libres qu’avant, mais dans une configuration classique de l’édition, qui implique de la recherche de financement et donc d’organiser des montages de capitaux plus complexes pour chaque projet. Je crois que la question du cadre économique est absolument centrale, et qu’elle reste encore une culture tabou en France, ou alors elle n’est abordé qu’à la fin d’un récit de projet, alors qu’elle est un critère immanquable qui peut être retourné comme une matière du projet : la donnée économique du coût des choses et du coût du temps de travail doit concourir à une réflexion juste sur la fabrication du projet, et elle est souvent décorrélée.

Damien Par exemple, entre les livres Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe et Terra Valua, Faire la valeur des environnements qui partagent le même format mais n’ont pas été imprimés dans le même contexte économique, il y a une vraie différence en termes de maquette même si les caractères typographiques sont les mêmes. On a été contraint de remanier la taille de notre bloc de texte et réduire les blancs tournants, de réduire l’interlignage pour gagner beaucoup de signes à la page et tandis que le premier est imprimé en trois couleurs offset, le second est seulement imprimé en noir, et les papiers ne sont pas achetés, on a choisi d’imprimer sur du papier récupéré de l’imprimeur.

Florence On a opté pour cette solution parce qu’on n’avait vraiment pas les moyens de nous offrir un autre choix. On sait que par rapport au premier, Terra Valua est composé d’un papier avec des reflets bleutés, et qu’il est beaucoup moins agréable au toucher. Même si je trouve intéressant d’avoir touché cette limite, on sait d’autant plus aujourd’hui que l’exigence d’une qualité sensorielle du papier est un paramètre que l’on ne veut pas abandonner. La grande difficulté que l’on rencontre c’est de maintenir les engagements posés au départ dans la contrainte d’un prix d’achat raisonnable. On se retrouve dans une situation qui nous plaît mais qui est assez intense, on a abandonné toute séparation des tâches. Les mêmes personnes sont à la rédaction de demandes de subvention, éditent, dessinent le livre et s’occupent de la fabrication et son suivi. On doit maintenant veiller à l’équilibre de notre catalogue complet, et bien départager nos demandes d’aides, nos investissements propres sur les fonds du bureau et des soutiens que l’on peut avoir avec d’autres organismes.

Damien J’aime bien que cela ait été l’occasion de proposer une limite qui reste préoccupée par une lisibilité optimale dans un bloc de texte principal pouvant dépasser les 5000 signes à la page. En termes de composition, on a respecté le nombre de 376 pages qui était prévu, même si on a reçu par la suite une augmentation conséquente des textes, à cause d’une mauvaise compréhension avec les directeurs de publication. Alors on a travaillé de sorte à faire une économie conséquente, puisque le livre dépassait les 500 pages dans la maquette initiale, et on ne pouvait pas économiquement atteindre un prix de vente à 21 € avec autant de pages. Peut-être que l’on est allé chercher un peu loin, mais ça n’est pas inintéressant, c’est un des pouvoirs de la typographie !

Florence Mais on a eu des retours comme quoi le livre était difficile à appréhender et c’est toujours la même question, si le livre n’est pas lu, alors tu as perdu ta mission initiale…

Valérie Éventuellement ce qui aurait pu être fait dans ce livre, c’était de revoir la partie éditoriale et de couper les textes, mais c’était très compliqué de joindre les auteur·ices.

Et avant l’aventure de l’École Urbaine de Lyon, quelle expérience de l’éco-conception aviez-vous amorcées dans des projets éditoriaux précédents ? Comment appréhendiez-vous le concept d’écologie du livre ?

Damien En fait, notre première expérience de réflexion écologique s’est amorcée en 2010 lors du projet de lancement des éditions 205 avec cet ouvrage pour la ville de Lyon. Cela peut paraître anecdotique mais c’est tout de même fondateur. Une institution publique nous commande une plaquette sur un sujet d’architecture assez bien ficelé pour que l’on propose de l’éditer comme un livre. On avait d’abord discuté avec quelques éditeurs spécialisés dans l’architecture parce que l’on était pas encore décidé à monter notre structure, et je me souviens de discussions hallucinantes sur le livre de commande, qui est une pratique sur laquelle s’appuie beaucoup d’éditeurs français pour survivre. On nous rapportait que puisqu’il s’agissait de la ville de Lyon, la commande valait 50 000 €. J’avais déjà fait le budget, et on se situait bien en dessous mais cela n’était pas le sujet apparemment. Donc on a créé notre structure et en même temps, assez logiquement on avait pris contact avec un imprimeur de la périphérie lyonnaise. à cette époque commençait à se démocratiser la question des Amap6 , et on s’entendait dire qu’il était bon de manger ses fruits et légumes cultivés dans un périmètre de 80 km. Donc on s’était dit que ce qui valait pour un légume valait bien pour un livre, c’était de l’ordre de l’intuition, pas plus… En l’occurrence, pour une institution publique locale, on trouve logique de travailler sur le territoire.

Et pourtant on se retrouve face à un commanditaire qui nous avait donné un budget dans lequel tout rentrait, et qui finalement revient avec le devis en disant « mais j’ai trouvé un éditeur lyonnais qui nous dit qu’il peut l’imprimer 20% moins cher. » Il s’agissait d’un imprimeur français qui sous traite l’impression en Espagne. Alors nous sommes montés dans les tours, nous avions exprimés notre incompréhension, comment une institution publique locale peut être indifférente au fait d’aller imprimer à l’étranger ? Et que ce soit l’éditrice ou notre commanditaire, on les a entendu se défendre « qu’elles n’y avaient jamais pensé ». Alors puisque la question des 20% d’économie était rentrée dans la tête des commanditaires, on s’est battu avec l’imprimeur pour revoir la fabrication et marquer d’une conséquence formelle cette baisse de coût d’impression. Et c’est pour ça que depuis ce premier ouvrage, dans le colophon, on écrit toujours « imprimé en France ! » avec un point d’exclamation.

Florence Et lorsque l’on s’est fait éditeurs, on a voulu exercer par le bas, en faisant aussi nous-mêmes la diffusion pour mieux comprendre la chaîne. On est allé à la rencontre des libraires, essayer de comprendre pourquoi un livre plaît plus qu’un autre… On voulait aussi vraiment comprendre l’économie du livre. Jusqu’en 2020 on allait en vélo livrer nos colis de livres à la Poste ce qui n’était pas simple, et on a mis du temps à trouver un diffuseur qui soit vraiment engagé. On avait essayé d’intégrer cette tâche au studio en employant quelqu’un·e qui avait encore d’autres missions pour que son poste soit pleinement rentabilisé, mais ça n’a pas marché, ça demande un vrai savoir-faire. Donc on a délégué la diffusion à Inter-art. Et après avoir touché du doigt ce travail on se rend vraiment compte de la valeur de ce métier, on est assez indulgent et on apprécie aussi les discussions et conseils que l’on peut avoir à leur côté. I·els ont un très faible taux de retour, ce qui donne le sentiment qu’ils comprennent vraiment le projet de chaque libraire et ne leur n’imposent pas nos livres.

Après si je reviens à ta question, on avait aussi organisé pendant l’École Urbaine de Lyon des rencontres interprofessionnelles pendant deux ou trois années de suite en même temps que l’on travaillait sur la collection, justement pour interroger l’ensemble du processus. On a invité d’autres praticien·nes, des chercheur·euses et des diffuseur·euses et autres acteur·ices pour discuter justement d’une forme de mise en commun, d’une co-construction sur le thème de l’écologie, parce que sinon on s’exposait à agir en silo, cela vaut aussi pour le monde de l’édition et du design.

Damien Et je dirai qu’à de nombreux endroits cela a confirmé nos intuitions. Je donnerai un exemple simple : quand Fanny Valembois7 fait un résumé de son étude sur la décarbonisation du secteur de la culture, et qu’elle présente le bilan de son étude pour un livre lambda, c’est à dire fabriqué n’importe comment, comme la plupart des livres, sans savoir d’où vient le bois, ni ou et comment est fabriquée la pâte à papier, on apprend que la matière du livre a parfois parcouru 30 000 km avant d’arriver sur la table de la librairie en Bretagne. Si l’on réfléchit un peu mieux on peut réduire cette empreinte à 1500 km, soit 20 fois moins, c’est clairement notre intuition de départ, et l’on investit avec la même attention une note de bas de page corps 6,5 ou une enseigne corps 2000.

Quand on pense spontanément à la relation de la typographie à une écologie, on pense aux éco-fonts, ces lettres évidées dans la masse pour diminuer l’encrage… Votre proposition se situe ailleurs, et serait-il possible que vous expliquiez votre définition d’une proposition formelle radicale en termes d’écologie ?

Damien Pour nous l’éco-font relève d’une approche strictement mathématique du dessin, et ne répondent pas totalement à la question. Si l’on parle de radicalité, des recherches du siècle passé comme celle d’Émile Javal qui proposait de supprimer toute la partie inférieure des lettres (puisqu’elles ne sont pas nécessaires à la compréhension des lettres) pourrait nous faire gagner pas mal d’espace. Mais il a fait faillite, parce qu’à un moment, on peut considérer la typographie comme un travail scientifique et mathématique mais cela revient à dire que c’est un travail bon à laisser aux intelligences artificielles. Je pense aussi au caractère Neutral de Carvalho Bernau, qui proposait une synthèse formelle des caractères existants pour obtenir par une méthodologie de mesure rigoureuse d’atteindre une neutralité maximale de la typographie. Il pouvait paraître révolutionnaire mais je ne l’ai que très peu vu à l’emploi, peut-être parce qu’une synthèse ce n’est pas un parti pris.Et je suis sur que demain les IA sauront très bien le faire. Concernant l’économie de matière du texte imprimé, on sait qu’on peut étroitiser les lettres jusqu’à 20%, mais ce sera au détriment du confort de lecture. Pour gagner de l’espace, on a décidé d’utiliser pour le texte de labeur un style micro d’un caractère de notre catalogue, pour qu’il reste lisible à moins de 10 pt et que l’on gagne de l’espace à l’interlignage grâce à la faible hauteur des ascendantes et les descendantes. La qualité d’un caractère se fait sur preuve, et si l’on annonce avoir inventé la typographie du siècle mais que personne ne l’utilise, on passera vite au siècle suivant. Je pense qu’être radical, c’est être capable de reconnaître les choix qu’il faut faire au moment où ils sont nécessaires, mais pas dans la perspective que ça soit voyant, ni systématique. Donc si on arrive à être lisible dans les contraintes qui sont les nôtres, on se sent radicaux. Mais cette espèce de posture qui consiste à dire : tiens, cette image qui était en quadrichromie, je vais la passer en bichromie, je crois qu’il s’agit d’un maniérisme qui ne respecte pas le travail de l’artiste. Il ne s’agit pas d’inventer, mais de décaler, ou transposer dans le livre le sujet que l’on porte.

Florence Je crois qu’il est nécessaire en tant que designer de travailler en même temps qu’on aime les livres, à apprendre à les aimer autrement. Il y a en effet une certaine esthétique à déconstruire, parce que les intentions de design peuvent écraser tout le reste. On aurait tendance à se dire « mais je l’ai pensé, je l’ai imaginé, je l’ai rêvé comme ça », quitte à oublier le reste : un code barre retravaillé qui ne passe plus dans la douchette, une absence de titre sur la couverture et un format qui contraignent le travail des libraires et la compréhension des lecteur·ices. Et vis à vis des auteur·ices, il faut veiller à ne pas écraser le geste de l’autre… On ne peut pas toujours prétendre avoir compris ce que l’on renvoie au public sur un terrain aussi subjectif. Alors en tant que designer, on peut essayer de se battre contre la gratuité, et ne pas imposer son geste. Évidemment il existe des démarches brutalistes qui sont sensées, mais elles le sont par nécessité.

Damien Alors c’est sûr qu’il faut désapprendre, mais comme je le disais, je n’ai pas été formé au livre et encore il y a dix ans, le design éditorial n’existait presque pas dans les écoles d’art. Depuis je l’enseigne aux Beaux-Arts de Lyon, et j’ai eu l’impression les premières années d’être payé pour apprendre. On leur apprend à se coltiner le texte dans son entièreté pour lui trouver la bonne forme, et même essayer d’amener les étudiants à se poser la question de la nécessité des textes à rééditer, ou pas. Aujourd’hui c’est présent dans un grand nombre d’écoles, et j’ai envie de dire tant mieux, parce que cela ne peut que participer à faire changer la vision des grands éditeurs. Une fois que tous les chef·fes de fabs, qui sont aujourd’hui des cost-killers dont le métier sépare la maquette et la fabrication juste pour tirer les prix au plus bas par tous les moyens ; quand ils seront partis à la retraite et que tous les éditeurs en place qui perpétuent le système seront partis, peut-être que certain.es de nos étudiant.es prendront leur place et celle de nos commanditaires, et alors on aura d’autres échanges que d’entendre qu’il s’agit de faire un beau livre pour pas cher. Je pense que certaines personnes ne seront peut-être pas designer graphique, parce que ce métier dépasse l’acquisition du savoir-faire formel : il faut un certain aplomb pour faire face aux commanditaires et ne pas se faire boxer en entendant « non, non, non je n’aime pas votre façon de faire, c’est comme si, faites comme ça ».

On pourrait imaginer qu’un jour avec la nouvelle génération on aurait des agents doubles du côté des institutions. En tout cas, c’est sur que notre définition du designer ne peut pas se dire « j’ai envie que cela soit comme ça et que cela advienne », peu importe les conditions. On ne peut pas s’en foutre et ne s’intéresser qu’au résultat. Pour finir, j’avais des étudiant.es qui me demandaient souvent en première ou en deuxième année s’il était possible d’écrire une formule pour avoir un beau livre. Et j’avais trouvé une image semblable aux schémas de machines de Léonard De Vinci, une page entière remplie de poulies dans tous les sens. Je leur répondais avec l’image que si une formule existait, elle était sans doute d’une complexité similaire, et je continuais la métaphore de l’image pour expliquer que chaque décalage d’un rouage avait des conséquences sur un autre.

Valérie Ce que je trouve remarquable en travaillant avec Damien et Florence, c’est d’observer cette posture anti-fordiste, puisqu’ils essaient de réduire au maximum le séquençage des tâches. évidemment cela entraîne des débordements, mais d’abord cela se gère et puis cela implique de faire disparaître toute hiérarchie sociale au sein du travail. Il n’y a plus d’échelle sociale avec le créateur d’un côté et le technicien de l’autre. Et tout cela rejoint la problématique principale de l’Anthropocène : l’interaction permanente entre les choses. Si vous bougez quelque chose, vous en déplacez une autre, et c’est d’une complexité encore plus grande puisqu’il faut pour chaque changement convaincre chaque maillon de prendre le virage. Sur ce point, la figure de la chaîne du livre reste excellente pour penser le problème, parce qu’on voit bien que l’économie du livre déplie toutes les questions, de la création aux enjeux sociaux en passant par la question technologique, spatiale et enfin de l’accessibilité au savoir.

Puisque cette attention à l’ensemble du milieu et des acteur·ices qui constituent la chaîne éditoriale est indissociable de toute réflexion écologique et sociale, quelle type de relation construisez-vous alors avec les imprimeur·euses et façonneur·euses ?

Damien On considère en tant que designer que le livre est un objet complexe de haute technologie, parce qu’il mobilise de nombreuses techniques et connaissances. On parle de fabrication de pâte à papier, de reliure, d’impression. Et pour faire un livre qui puisse nous satisfaire il faut que tout le monde se réunisse et que chacun·e puisse amener sa science. Ce n’est pas moi en tant que designer graphique qui vais pouvoir dire comment je veux le résultat et laisser les autres se démerder avec ça. On considère que les techniciens ont leur mot à dire pour qu’on arrive à nos fins. Par exemple toujours à propos de notre livre pour la ville de Lyon, avant de gagner notre course au tarif face à la concurrence espagnole, j’avais renvoyé 18 demandes de devis au même imprimeur pour rentrer dans le nouveau budget. Et quand j’y reviens pour en demander un de plus j’ai pensé qu’il devait me détester. Et l’imprimeur m’a rassuré en m’expliquant qu’une personne était quoi qu’il en soit en charge de cette partie administrative, et que sa journée ne changeait pas si elle répondait à 19 personnes différentes ou bien à une même commande. Et même plus, il reconnaissait que cet exercice poussait à réflexion, et promettait bien plus la commande en fin de course que les devis uniques envoyés à plusieurs concurrents. ça prend certes du temps mais c’est ce qui fait l’intérêt du métier. Parce que ce qui fait au final la différence entre un livre et une brochure, c’est le temps nécessaire à la relecture et à la mise en forme. Sans être comme Philippe Millot qui a déjà dit qu’il commençait toujours par lire plein d’autres livres que celui qu’on lui commandait, et qu’il ne se mettait au travail qu’au moment où il se sentait de le faire, le livre change notre rapport au temps, à la lecture mais aussi au travail.

Quand on va à l’imprimerie pour le suivi de fabrication, on aime bien créer du lien avec le conducteur. On sait qu’on va passer quelques heures avec lui alors c’est normal qu’on le considère. Ils nous racontent la vie d’intérimaires, le rythme de travail des imprimeries qui tournent en 3x8 8. Les imprimeurs travaillent en serrant leurs prix avec des machines qui coûtent des fortunes. On me racontait que dans le milieu, 5% de marge c’est énorme, alors ça laisse comprendre l’importance leur recherche constante de vitesse. Les imprimeurs qui pratiquent des tarifs 10 à 20% moins chers se rattrapent en accélérant la vitesse d’impression, c’est une cavalerie où l’on réduit la finesse d’une trame pour accélérer la vitesse de sa presse, et peut tirer à 18000 feuilles sur une machine qui imprimerait normalement à 13000 tours avec une trame plus fine à 175.

J’ai même déjà vu un conducteur avec qui je prenais mon temps inspecter l’air méfiant dans un mirador où son supérieur lui faisait comprendre tacitement qu’au prix où s’est vendu l’impression il avait intérêt à finir ça vite. Et cet empressement a bien évidemment des répercussions dans la qualité de l’impression…

Florence Par contre, si je peux me permettre, c’est un milieu encore très masculin. à l’impression on ne trouve que des mecs et au façonnage on retrouve toutes les femmes. Donc le dialogue est parfois difficile en tant que femme, on sent le regard de jugement sur la petite designer qui va les embêter, alors que tout se joue dans ce rapport collaboratif. Par exemple, c’est fondamental de bien comprendre le parc machine de son imprimeur, de décrypter les processus de fabrication à disposition et de voir les types de papiers et les formats qui rentrent dans les machines. Par exemple, certaines machines impriment en 5 ou 8 couleurs, d’autres impriment le recto et le verso dans la même chaîne d’impression, et parfois réduire d’un demi centimètre un format permet d’optimiser l’imposition des cahiers et d’imprimer des 36 pages au lieu de 24. Toutes les implications des possibles techniques servent à la fois à trouver des solutions économiques, à mieux comprendre le processus mais aussi à avoir des livres de meilleure qualité. Mais parfois ce contact aux ateliers est rendu plus difficile à cause de la séparation des rôles, ça nous est arrivé d’avoir comme seul·e interlocuteur·ice un·e commercial·e. Je pense vraiment qu’i·els ne sont pas des intermédiaires nécessaires, parce que leur position encourage à prendre nos distances par rapport aux ouvriers, nous écarte de la compréhension des ateliers, et rallonge toutes les opérations.

Damien C’est en étant au cul des machines que notre vision évolue. En allant à 3 heures du matin devant une rotative, on comprend les conditions dans lesquelles les livres sont faits. Je vous raconte un exemple qui m’a radicalement fait prendre conscience de cet écosystème : c’était il y a longtemps et je m’étais retrouvé à exiger en jeune designer, un pelliculage mat sur une couverture imprimée. Non seulement c’est d’un goût douteux, mais on m’a dit que si je voulais vérifier l’aspect mat de mon pelliculage, je n’avais qu’à venir mais le rendez-vous était pendant un créneau de nuit. J’y suis allé pour être sur que tout soit bien fait, parce que c’était mon livre… Et j’ai eu honte, honte comme jamais de me rendre compte que ma petite exigence de l’apparence du pelliculage était entre les mains d’une femme qui avait 50 ou 60 ans, debout derrière une machine à 4 heures du matin pour passer à la colle du plastique sur mes feuilles, à coller du pétrole sur du papier. J’avais honte parce que cette femme avait l’âge de ma mère, et allait travailler 8 heures d’affilée sur ma couverture. C’était ce jour-là que j’ai compris que derrière nos choix esthétiques il peut y avoir des conséquences sociales.

Avant de finir, quelles sont les prochaines perspectives de développement de la collection, et surtout de l’École Urbaine de Lyon ? D’autres pratiques du laboratoire se perpétuent-elles post-dissolution, à l’instar de la collection ?

Valérie Et bien début janvier 2023, pour anticiper la mise au noir de l’École Urbaine, une partie de l’équipe a créé une nouvelle structure qui s’appelle Cité Anthropocène8 , qui a d’abord œuvré pour acquérir les droits d’auteurs de l’ensemble des archives et des activités du laboratoire pour ne pas que tout ce travail disparaisse, qu’il s’agisse du podcast, de l’édition. La structure essaie de poursuivre ce qui avait été amorcé par l’École, en remplaçant l’activité de recherche académique par une sorte de bureau d’étude de l’Anthropocène, capable de répondre à des commandes d’études territorialisées, ou de produire des enquêtes. Un peu comme avec la collection, on essaye de trouver les moyens de se rémunérer, car même si on s’y donne pleinement, notre investissement dans cette tentative relève encore du bénévolat, et si je n’ai rien contre, c’est une chose qui ne peut pas durer…