Manifeste

« Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels. »

Félix Guattari, Les Trois écologies, Galilée, 1989.

Nous œuvrons à la transformation écologique profonde et radicale de l’écosystème du livre et de la lecture. Face à la crise climatique et à l’effondrement du vivant, nous dessinons des chemins vers la décroissance. Face à la financiarisation de la culture et à la fragilisation de l’écosystème du livre indépendant, nous construisons des ponts et renforçons les coopérations. Face à l’appauvrissement des imaginaires et aux monocultures de l’esprit, nous nous battons pour plus de bibliodiversité.

Un désastre écologique

Au cours des trente dernières années, les chaînes du livre des pays occidentaux se sont orientées vers un modèle globalisé de surproduction, structurellement dépendant de flux mondiaux de papier, de pétrole, d’argent, etc.

Une vitesse nouvelle a gagné les mondes du livre. Une vitesse qui est celle de la machine et qui fait perdre sa valeur au temps long de la création et de la lecture. Une vitesse qui donne le sentiment aux artisans du livre d’être de plus en plus enfermé·es dans des logiques de flux.

Les chaînes du livre des pays occidentaux, comme les autres industries du monde, n’ont pas échappé à la Grande Accélération. L’édition s’est concentrée, financiarisée et massifiée.

Plonger dans ces chiffres est à la fois fastidieux et effrayant. Prenons l’exemple de la France pour pointer quelques grandes lignes de ces nouvelles absurdités systémiques : le nombre de nouveaux titres publiés chaque année a triplé, passant de 39 000 en 1990 à 103 000 en 2016 ; 70 % des ventes de livres se font cependant sur 15 % des titres. Chaque année, un livre sur quatre reste invendu ; et 15 % sont pilonnés. Dans le même temps, une délocalisation généralisée de l’impression a conduit à la fermeture de 35 % des imprimeries françaises depuis 2007 (entraînant la suppression de 42 % des emplois dans le secteur).

Le prix unique du livre (la loi Lang de 1981) permet certes de défendre l’édition de création en conservant un tissu de librairies indépendantes. Mais le livre est progressivement devenu une marchandise dont les volumes structurent des flux qui rapportent beaucoup d’argent à quelques-uns seulement – un phénomène accentué par l’arrivée de géants comme Amazon.

En retour, les dizaines de milliers d’acteurs et d’actrices de terrain de la chaîne du livre en France (auteurs et autrices, maisons d’édition indépendantes, librairies indépendantes, etc.) voient leurs filières s’atomiser et leurs métiers se précariser. Elles et ils sont de plus en plus nombreux à se plaindre d’une perte de sens croissante dans leur activité quotidienne.

Vers une écologie du livre

Le livre peut construire des ponts entre les gens, les idées, les pays et les époques. Il est passeur de savoirs et d’imaginaires, de beauté et d’émancipation. Mais il reste un objet fragile. Œuvre collective, sa pertinence dépend d’un écosystème vertueux.

Nous, acteurs et actrices de terrain des divers mondes du livre, nous interrogeons sur la pérennité, la robustesse et la pertinence de l’évolution des chaînes du livre et de nos métiers. En fondant l’Association pour l’écologie du livre, nous avons décidé de réfléchir ensemble, de façon transversale et interprofessionnelle, à ce que pourraient être les livres de l’après-pétrole.

L’association pose une question simple : qu’est-ce que cela voudrait dire de fabriquer, publier et diffuser les livres de façon écologique ? À quoi pourrait ressembler dans vingt ou trente ans ces livres de l’après-pétrole ?

Avant que les institutions publiques et les « gros joueurs » n’ajoutent une pastille verte ou un autocollant « bio » sur des livres, nous souhaitons proposer une autre démarche, une manière à la fois alternative et complexe de penser les liens entre l’écologie et le livre1 . En nous appuyant sur les pensées de l’écologie, nous essayons ainsi d’éclairer autrement les problématiques actuelles que rencontrent les mondes du livre et de la lecture.

L’écologie du livre est une invitation à penser l’ensemble des acteur·ices du livre et de la lecture, et leurs interactions, comme formant un écosystème – c’est-à-dire un milieu de vie, tissé et soutenu par un réseau d’interdépendances.2

L’écologie du livre, c’est ouvrir la porte à un questionnement transversal sur les savoir-faire, les modes de fonctionnement et les pratiques de l’ensemble des acteur·ices de l’écosystème du livre et de la lecture, en s’appuyant sur les pensées de l’écologie. C’est explorer des pistes concrètes et collectives pour répondre aux enjeux matériels, sociaux et symboliques de la filière, et aller collectivement et en interprofession vers plus de robustesse et plus de cohérence écologique.

C’est aussi assumer d’adopter une approche systémique et radicale, et se démarquer des réflexions habituelles sur le développement durable ou la transition énergétique : l’écologie du livre, c’est remettre collectivement en question le cœur d’un système complexe et refuser l’imposition de solutions prêtes-à-penser qui, en simplifiant les problèmes, n’attaquent pas les causes et n’enrayent pas les conséquences destructrices.

L’écologie du livre, c’est surtout imaginer et construire un avenir où l’écologie, les coopérations et la diversité culturelle deviennent les boussoles d’un écosystème du livre et de la lecture indépendant au service de la circulation des histoires, des idées et des imaginaires.

Les trois écologies

Le livre est un objet manufacturé. En cela, il a une matérialité sur laquelle il est important de se questionner : comment est-il produit ? D’où viennent les matières premières ? Quels sont les trajets de ses différents composants ? etc. L’écologie matérielle du livre vient questionner un mode de production mondialisé, massifié et mondialisé dont les conséquences sont nombreuses.

Le livre est une oeuvre collective. Il paraît ainsi primordial, pour assurer la qualité de cette création, de veiller à ce que l’ensemble des relations et liens entre les divers acteur·rices soient sains, viables et réciproques. Cette seconde dimension invite donc à questionner les interdépendances et les équilibres au sein de l’écosystème du livre qu’ils soient sociaux, politiques ou économiques.

Le livre est porteur d’histoires, d’idées, d’imaginaires. En cela, il a une vie qui dépasse l’ensemble des acteur·rices de l’écosystème du livre : celle que lui donne un·e lecteur·ice. Plus largement, cette portée symbolique du livre pose de nombreuses questions : qui écrit ? qui lit ? qui écrit quoi et qui lit quoi ? quelles sont les voix dominantes dans les imaginaires collectifs ? quelles voix, au contraire, sont invisibilisées ? avec quels impacts sur nos sociétés et sur les transformations à mener ? À travers la notion de bibliodiversité, nous considérons la place des livres dans nos vies et les conditions de leur diffusion et de leurs usages partout dans le monde.

Ces trois dimensions (matérielle, sociale et symbolique) font du livre un objet singulier et complexe, pris dans des réalités sociopolitiques qui le soutiennent et qu’il soutient dans le même temps. Objet de haute-nécessité, le livre est un indéniable outil d’imagination et d’émancipation dont la grande diversité doit être préservée et fortifiée. Pour permettre cela, il convient de penser tout en même temps la responsabilité écologique, les coopérations interprofessionnelles et la bibliodiversité. À cet égard, les pensées de l’écologie – et tous les concepts qu’elles véhiculent – s’avèrent être des outils précieux.

  1. Nous employons ici le terme « écologie » dans son sens le plus large et multiple, à savoir une sous-branche de la biologie ayant vu le jour au milieu du 19e siècle qui s’est progressivement étendue à de nombreux autres champs de recherche (et notamment à toutes les disciplines des sciences humaines et sociales), tout en devenant également politique (mouvements écologistes, écologie sociale, écoféminisme, etc.) et acquérant, progressivement, le statut de méthode d’analyse de tout type de relation (écologie mentale, écologie des pratiques, écologie de l’attention, etc.).
  2. Association pour l’écologie du livre, Le livre est-il écologique ?, éditions Wildproject, 2020