Dans son extraordinaire petit ouvrage de 1973, Énergie et équité, le penseur de l’écologie Ivan Illich proposait de regarder tout autrement la question de la vitesse.
Il s’appuyait sur le fait qu’en moyenne, un Américain consacre 6 600 heures par an à sa voiture. Pour la faire rouler, mais aussi pour chercher à la garer, ainsi que toutes les heures de travail qui lui permettent un tel moyen de transport (prix d’achat, essence, péages, assurance, etc.). Or, en moyenne, un Américain parcourt 10 000 kilomètres par an. Cela représente donc un peu moins de 6 km/h. Soit quasiment la vitesse d’un déplacement à pied.
Le fait de ne pas voir une telle contradiction, c’est ce qu’Ivan Illich appelait « le gel de l’imagination ».
Essayons donc maintenant de dégeler nos imaginaires pour penser un peu autrement la question des flux au sein des mondes du livre et de la lecture.
En premier lieu, pas de livre sans camion.
Au cours des cinquante dernières années, et dans une accélération de plus en plus grande, la circulation des livres s’est intimement liée à l’industrie du transport, et donc aux énergies fossiles. Aujourd’hui, tandis que même les librairies indépendantes essaient d’amener des livres à leurs « clients » en 72 heures, une flotte de milliers de camions relient les centres de stockage des diffuseurs-distributeurs (de grands hangars en zone industrielle, jamais loin des autoroutes) aux points de vente du livre. En cela – et d’autant plus si l’on regarde le livre du point de vue d’Amazon et des grandes surfaces culturelles (Fnac, Cultura, Leclerc, etc.) – le livre est à peu près une marchandise comme les autres.
En second lieu, pas de livre sans chaîne d’approvisionnement mondialisée.
La majorité du papier qui compose nos livres ne vient même pas d’Europe de l’ouest. Certaines maisons d’édition, indépendantes et engagées, s’efforcent de réduire les distances de production. Mais les « gros joueurs », ceux qui font déjà le plus de marge, s’embarrassent peu de la chose : sous couvert d’un label d’écoresponsabilité, ils font venir les matières premières des quatre coins du monde, et parfois même impriment à plusieurs milliers de kilomètres de la France. Dans le livre comme partout ailleurs, la délocalisation est devenue une source d’enrichissement. Et la longueur de ces chaînes d’approvisionnement est une aussi grande aberration écologique que sociale.
Ainsi donc, l’économie du livre est devenue, dans sa majorité, un « capitalisme de plateforme ». Par cette expression, qu’on applique généralement à des entreprises telles que Zara ou H&M, nous voulons signifier qu’une part de plus en plus importante des marges au sein de l’économie du livre se fait via l’optimisation des flux (production, stockage, transport, destruction). Et que c’est la vitesse de rotation de ces flux qui permet, à terme, de gagner de l’argent. Plus on inonde, plus on s’enrichit. Pas très écoresponsable tout ça…
Face à une telle dynamique tout un écosystème d’act·rices indépendant·es continue de lutter et de s’organiser. Mais pris·es dans cette machine, le combat n’est pas aisé : si on se met en dehors du système de diffusion-distribution, on ne peut clairement pas prétendre à la même capacité à vendre.
Ainsi donc, d’un point de vue écologique, que devons-nous défendre ?
Le circuit court, ou le court-circuit ?
Tentons de soupeser ces deux possibilités.
Que serait un circuit court du livre ?
On qualifie généralement de circuit court, le circuit de distribution dans lequel intervient au maximum un intermédiaire entre la product·rice et la consommat·rice. Pour un livre, l’équation paraît donc complexe. Ce qu’on pourrait imaginer, au mieux, ce serait de considérer la maison d’édition comme la productrice (l’aut·rice n’intervenant pas à proprement parler dans la distribution) et la librairie indépendante comme intermédiaire unique. Mais cela impliquerait de se passer de la diffusion-distribution, et donc de repenser toute la chaîne de fond en comble – et même les modes d’achat. Mettre en place un tel circuit court serait donc assurément un court-circuit.
En outre, dans un tel circuit court, restent tout de même des intermédiaires incontournables (imprimerie et transport notamment), ce qui pose aussi la question des flux – quels sont les trajets exacts que font les livres neufs avant d’arriver dans les mains de leur premi·ère lect·rice ?
Cela étant dit, on peut aussi reconnaître que le livre est un objet particulier, derrière lequel se cache toute une interprofession et que ce critère « d’un seul intermédiaire » n’est peut-être pas le bon. Dans ce cas, on pourrait d’ores et déjà imaginer un circuit moins long du livre. Ses détails restent à inventer, et cela pourrait tout à fait être un chantier pour notre association.
Se poser une telle question, en tout cas, invite à visibiliser le mode de fonctionnement actuel de la distribution des livres, qui est basé sur des délocalisations lointaines, sur un grand nombre de kilomètres parcourus à coup d’énergie fossile, et sur un gâchis structurel (plus de 15% des livres partent au pilon sans avoir été jamais lus).
Doit-on court-circuiter l’industrie du transport des livres ?
N’y a-t-il donc pas un enjeu éthique – à la fois écologique et social – à mettre fin à une telle industrie du transport des livres ? Mais comment donc pourrait-on réorganiser toute une chaîne d’acteur·ices interdépendant·es sans créer de la casse sociale ? Cela est-il même possible et réaliste dans la société thermonucléaire à croissance permanente qui est la nôtre ?
Pour continuer à « dégeler » les imaginaires, nous proposons ici un nouveau pas de côté.
En 1957 à Manosque, alors qu’il vient de finir d’écrire Provence, Jean Giono descend de chez lui pour se rendre à deux pas, chez son voisin et ami imprimeur. Les y a rejoint le dessinateur local Lucien Jacques, illustrateur du roman. Passé sous presse typographique, l’ouvrage sera tiré à 1 100 exemplaires, et distribué – tranquillement – dans toute la France.
70 ans à peine ont passé depuis cette scène : même pas le temps d’une vie. Et nous avons comme l’impression de déjà vivre dans un autre monde. A l’époque, pas de supermarché, pas d’autoroute, pas de centrales nucléaires, pas de monocultures à intrants chimiques (ou si peu). Sans aucun passéisme, on a comme le sentiment que parler d’écologie aujourd’hui ou à l’époque sont deux choses différentes. Que s’est-il donc passé entre temps ? Et comment en hériter correctement ?
Une chose est sûre, en tout cas, à l’époque tout allait moins vite, les choses prenaient plus de temps, et tout venait de moins loin.
La question que cela nous pose semble être la suivante : quel est notre objectif au fond ? Tenter de limiter les problèmes inhérents à ce modèle industriel ? (Créer des circuits moins longs au sein d’un système basé sur l’épuisement des ressources et l’enrichissement de quelques-uns seulement ?) Ou tenter de faire naître d’autres modes d’organisation qui soient, socialement et écologiquement, à la hauteur des bouleversements qui nous attendent ?
Le choix peut paraître cornélien. Mais le problème est qu’il en va probablement de l’avenir des livres, de la liberté d’expression, et donc de la lecture libre et bibliodiverse.
Court-circuiter cette industrie du transport des livres, c’est probablement aussi lutter contre la concentration de plus en plus forte de l’argent, des moyens de production, et des relais médiatiques qui vont avec.
Une fois encore, notre enjeu n’est pas de proposer des solutions, mais de poser les questions autrement – de meilleures questions, susceptibles de nous aider à faire face, en commun, aux problèmes qui nous attendent et auxquels nous font déjà face.
En 1973, dans Énergie et équité, Ivan Illich employait d’ailleurs deux notions qui semblent ici être des balises pour nous toutes et tous :
- celle de « contre-productivité » (le seuil à partir duquel toute industrie se met à produire l’inverse de son but initial) ;
- et celle de « convivialité » (pour qualifier une société post-industrielle basée sur la coopération, l’autonomie et l’interdépendance).